- LI BO
- LI BOFulgurant génie au ciel des lettres chinoises. On ignore les conditions précises de sa naissance et de sa mort, aussi bien que le nom et la profession de son père. Et lorsque les deux petites-filles de Li Bo eurent épousé de simples paysans, sa descendance rentra dans l’ombre.Il avait reçu le prénom Bo (clarté) et le surnom Taibo (grande clarté), en souvenir de l’Etoile du matin, Tai bo en chinois, dont sa mère avait rêvé la nuit de sa naissance. Son ami le poète He Zhizhang l’appelait un «immortel en exil», et Li Bo se désignait lui-même comme «l’ambassadeur des trente-six cieux». Plusieurs témoins évoquent l’éclat surprenant de son regard, et le grand Du Fu, son ami, rêvait souvent de lui. Son nom, fait exceptionnel, est assez connu en Occident pour y avoir inspiré des poètes et des musiciens.L’histoire et la légendeLes critiques s’accordent en général à faire naître le poète en 701, à la veille de l’apogée des Tang. Li Bo se donnait pour le descendant d’un dynaste du Ve siècle, ancêtre des souverains Tang, ce qui l’autorisait à traiter de «cousins» les princes impériaux. L’un de ses aïeux semble avoir été banni dans l’Ouest au début du VIIe siècle, et c’est du territoire du Turkestan soviétique actuel que son père s’échappa pour regagner la Chine et s’installer dans le Sichuan. S’il n’est pas certain que Li Bo y naquit, c’est du moins dans cette province qu’il passa sa jeunesse. À l’âge d’environ vingt-cinq ans, il quitta sa patrie pour mener, en Chine centrale et dans les villes du bas fleuve Bleu, une vie de bohème, brillante et dissipée (cf. le poème Au commissaire Yuan, en souvenir de nos anciens jeux ). Aux frais de qui? Suivant les uns, de son père, qui se serait enrichi dans le commerce occidental. Ou peut-être des parents et relations dont il fut sa vie durant le parasite. Ou encore de ses belles-familles successives (il se maria quatre fois). Quoique sans profession, Li Bo ne connut sans doute pas la misère qui devait accabler Du Fu.En 742 ou en 743, sur la recommandation, semble-t-il, du taoïste Wu Yun, dont la doctrine était en vogue à la cour, Li Bo fut appelé à la capitale. Attaché à l’Académie impériale, il vécut quelque temps dans l’intimité de l’empereur Xuanzong. Deux ou trois ans plus tard, victime de l’intrigue ou de ses propres incartades, il quitta Chang’an sans avoir obtenu de poste durable. Suivirent une dizaine d’années de vie errante, au cours desquelles le poète visita plusieurs provinces. Période difficile, selon les uns, poétiquement féconde, selon les autres.La révolte du général An Lushan, en 755, provoqua une terrible guerre civile, dont le poète, retiré dans la montagne, sut d’abord éviter les périls. Toutefois, lorsque le prince Lin, qui contestait l’autorité de son frère Suzong, le successeur de Xuanzong, eut pris Li Bo à bord de son navire, celui-ci devint, bon gré mal gré (on en discute encore), le poète courtisan d’un prince rebelle. Lin battu et tué, Li Bo fut emprisonné pour trahison, puis banni à Yelang, dans l’actuel Guizhou, au sud de la Chine. La nouvelle d’une amnistie le rejoignit avant qu’il n’eût atteint la terre d’exil, mais la maladie et les guerres ralentirent son retour. Selon la tradition la plus communément reçue, il s’en alla mourir en 762 chez le calligraphe Li Yangbing, un parent éloigné, préfet de Dangtu, dans l’actuelle province de Anhui.Sur cette trame biographique ont été brodés de nombreux récits, d’une authenticité douteuse, que traditionnellement on associe à la gloire de Li Bo. On y voit l’empereur s’avancer à pied au-devant du poète, et assaisonner de sa main le potage qui lui sera servi; la favorite Yang Guifei lui tenir l’encrier; Li Bo lui-même, ramassé ivre dans une taverne et ramené d’urgence au palais, composer sur-le-champ quelques-uns de ses plus beaux poèmes; l’eunuque Gao Lishi, humilié d’avoir dû lui retirer ses chaussures au cours d’un banquet, feindre de découvrir un trait perfide dans une des pièces où le poète célébrait la favorite – manœuvre qui, dit-on, brisa la carrière de Li Bo. On raconte aussi, et certains historiens ajoutent foi à cette tradition, que Li Bo périt noyé, un soir d’ivresse, en voulant saisir dans les flots d’une rivière le reflet de la lune.Évasion ou engagementUniversellement admiré, Li Bo a été diversement compris. Les contradictions de l’homme et de l’œuvre expliquent en partie les désaccords de la critique. Personne, cependant, n’a jamais refusé à Li Bo un goût passionné, incoercible, d’indépendance, qu’attestent les plus anciens témoignages, en particulier ce dicton des Tang: «Si Li Bo n’a jamais pu s’incliner devant le monde, c’est qu’il avait entre les reins un os d’arrogance .» Buveur intempérant, ivre, à l’en croire, tous les jours de l’année (près d’un tiers de ses poèmes font allusion à la boisson), vagabond que n’ont retenu ni la carrière ni la famille, il semble devoir prendre rang parmi les anarchistes indomptables qui peuplent les marges de l’histoire de la Chine. Il avait du goût, dans sa jeunesse, pour la chevalerie (cf. sa Ballade du chevalier errant ): il aurait, de son épée, transpercé plus d’un adversaire, et secouru, de ses largesses, la jeunesse dorée de Yangzhou. Plus significative encore est son adhésion au taoïsme, non seulement à la philosophie des pères de la doctrine, mais aux pratiques religieuses de son temps. Il fréquenta des ermites, il acquit un diplôme taoïste, il étudia l’alchimie et les recettes d’immortalité. Il écrivit aussi plusieurs poèmes pour des temples bouddhiques ou pour des bonzes, dont la doctrine lui était connue et a laissé des traces dans son œuvre.Li Bo, cependant, ne s’est jamais résolu à quitter vraiment le monde. Malgré ses rêves de solitude, il se lia avec de nombreux amis. Une grande partie de son œuvre se compose de pièces de circonstance, hommages, remerciements ou poèmes d’adieu, d’un style souvent conventionnel, mais où le poète, qui fascinait son entourage, a su se montrer ami fervent et délicat. Il s’est trouvé des critiques, confucianistes autrefois, marxistes plus récemment, pour tenter de minimiser l’influence du taoïsme sur Li Bo, et de le présenter, dans le droit fil de l’interprétation confucéenne du Shi jing , comme un poète responsable, soucieux de dénoncer les abus de la société. Li Bo ne s’est jamais présenté aux examens d’État, seule voie d’accès normale à la carrière mandarinale, et cette abstention singulière – le cas est unique parmi les grands poètes du temps – reste inexpliquée. Elle est d’autant plus surprenante que Li Bo a plusieurs fois cherché à obtenir une place par protection. Ses placets en font foi, ainsi que de nombreuses allusions, éparses dans son œuvre, à ses ambitions politiques, voire aux capacités militaires dont il croyait pouvoir faire preuve devant An Lushan. Mais ce ne sont pas seulement ces espoirs déçus qui prouveraient l’orthodoxie de Li Bo. Une minorité de pièces le montrent sensible, dans la tradition des poètes moralistes, aux maux de son époque, notamment aux guerres de prestige aux frontières de la Chine, ou à la désastreuse rébellion de An Lushan. Dans d’autres poèmes encore, certains commentateurs lisent des attaques voilées contre la corruption de la cour, contre l’influence néfaste de Yang Guifei et de sa famille, contre la faiblesse de l’empereur, jouet de ses passions et de ses superstitions (taoïsantes!). L’interprétation de ces poèmes allégoriques, qui traitent en apparence de vieux thèmes légendaires, prête à discussion. En fait, dans le domaine de la satire politique et sociale, Li Bo ne peut rivaliser avec Du Fu, le maître du réalisme.Le génie de Li BoAprès la mort de Li Bo, deux de ses amis, Wei Hao et Li Yangbing, publièrent séparément les poèmes qu’il leur avait confiés, ou qu’ils avaient pu recueillir, en deux collections aujourd’hui perdues, mais dont dérivent les éditions ultérieures. Les œuvres complètes de Li Bo comptent un millier de poèmes, dont près des trois quarts sont écrits en vers pentasyllabiques, et le reste en vers heptasyllabiques ou irréguliers. L’histoire littéraire estime que Li Bo a poursuivi et parachevé l’œuvre d’un poète du début des Tang, Chen Zi’ang (661-702), en condamnant le formalisme et la préciosité des Six Dynasties, et en imitant des maîtres plus anciens, chez qui «la culture et la nature s’équilibrent» (formule célèbre du Lun yu ). Sans se dérober tout à fait à l’influence des artistes des Dynasties du Sud, il est vrai que l’œuvre de Li Bo rappelle surtout les poètes des Han et des Wei. Bien que l’écrivain semble à l’aise dans tous les genres poétiques, il évite les formes les plus artificielles de la nouvelle poésie régulière : sur une vingtaine de huitains heptasyllabiques que compte son œuvre, il n’en est que deux ou trois qui observent toutes les règles du genre. Par contre, Li Bo éprouve une prédilection pour les chansons anciennes du genre yuefu. Il en reprend et en adapte les thèmes avec une habileté égale à celle des poètes de l’époque Jian’an (196-220): ses imitations sont à la fois originales et fidèles à l’esprit de l’antique Bureau de la musique (cf., par exemple, la Ballade de Yuzhang ).Une ancienne querelle oppose les admirateurs de Li Bo à ceux de Du Fu, en un débat sans doute plus fondamental que le parallèle entre Corneille et Racine ou entre Goethe et Schiller. Par la diversité de son inspiration, que certains attribuent à l’expérience d’un homme qui aurait tout vu et tout essayé, Li Bo l’emporte sur son rival. Il surclasse aussi par son aisance et son naturel un Du Fu laborieux, dont il a raillé malicieusement les affres poétiques. Li Bo, quant à lui, écrit sans effort, en se jouant des difficultés de la prosodie. On insiste volontiers sur son optimisme, sur la vertu tonique de son enthousiasme. La mélancolie de la séparation ou de l’impermanence ne tourne pas chez lui au désespoir. Dans certains poèmes d’adieu, tandis que disparaît à l’horizon la voile qui emporte l’ami, le chagrin semble s’effacer dans la fusion grandiose du ciel et des eaux. Ce n’est pas tant l’oubli que Li Bo demande au vin ou à la nature qu’une plénitude de joie. Il a l’ivresse triomphante et non pas morose; il préfère à la douceur bucolique d’une retraite campagnarde la sauvagerie des montagnes, dont la splendeur lui inspire de fantastiques descriptions (Dure est la route de Shu ). En toutes choses, Li Bo semble attiré par la grandeur, qui appelle son imagination à de fougueux envols.Ces qualités ont permis à la critique de comparer Li Bo à nos romantiques. Elles expliquent aussi le succès hors de Chine d’un écrivain en qui le lecteur occidental croit reconnaître les traits familiers de son poète idéal. Elles ne devraient pas masquer d’autres mérites, tels que la grâce et l’humour (Libation solitaire au clair de lune ). Selon le mot d’un critique japonais, il subsiste, entre le regard du poète et son objet, un peu de jeu , un peu de marge. Cet «immortel en exil» ne se prend point trop au sérieux. L’angoisse de la vieillesse, le déchirement des adieux se dissimulent spontanément dans un sourire, dans une pirouette.Entre l’effusion et la réserve, d’autres réussites encore parviennent à l’harmonie: dans le cadre étroit du quatrain, dit «vers-brisés» (jueju ), où le poète excelle, se dévoilent parfois, comme en point d’orgue, la paix et la joie ineffables d’un ermite montagnard. Li Bo est l’égal des plus grands. On l’a parfois comparé à Sima Xiangru, à Ruan Ji. Il mérite mieux encore: l’immortelle compagnie de Qu Yuan et de Zhuangzi.(v. 701 - 762), poète chinois de la dynastie des Tang. Surnommé le Saint de la poésie, il est considéré comme le plus grand poète classique chinois.
Encyclopédie Universelle. 2012.